JOURNAL 2022, extrait 4 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2022, extrait 4 par Christian Prigent

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20/03 [bœufs]

 

Un professeur agrégé de lettres m’envoie des poèmes.
J’imagine que la mention du titre universitaire garantit leur sérieux.

 

Un souvenir : 1963, à Paris, rue Médicis, dans la librairie José Corti.
Le vieux Corti m’interroge sur mes projets de vie. On parle de mes études de lettres. Je lui dis mon intention de préparer l’agreg.
Grommelé dans sa barbe : « chez les agrégés, il y a deux catégories : les génies et les bœufs ».
Qui oserait s’engager dans le génie ?
Or faire bœuf[1] tente peu.
Je ne préparerai donc pas l’agrégation.

 

*

25/03 [l’éponge]

 

Relecture : Gorki, La Mère. Empathie (le contenu) et frustration (le style). Sachant d’avance ce que l’auteur va dire, je marche sur l’ombre que fait devant moi cette anticipation. Le texte ne va pas assez vite, moins vite que la lecture (bien des romans font cet effet). N’empêche… Bottes de feutres, isbas, agitprop : me revoilà la larme socialiste à l’œil — rhabillé comme on attifa mon enfance.
Sans transition : Leopardi, l’inconsolable d’être né (leitmotiv du Zibaldone : « è funesto a chi nasce il dì natale »). Hop : tête-à-tête avec l’ego mélancolique, rires noirs (les illusions du rationnel !), pompes métaphysiques (le vibrato des mots énormes : l’infini ! l’âme !), renvois aigres (la triste condition d’homme, le monde pas bien marrant non plus). Un peu de latin pour le décor : sum ergo patior, patior ergo sum. Connaissance de la douleur = connaissance par la douleur.
Etc !  
A moi Rabelais ! Swift ! Jarry ! Queneau ! Verheggen ! — que je dégorge.

 

*

 

26/03 [Leopardi]

 

Jacques des Léopards dit :

 

                                        « les fauves sont des lueurs

                                        le soir au Ponant : douceur

 

                                        mais dents & griffes ne

                                        cessent pas le jour : je

 

                                        sais qu’il n’est jamais trop tard

                                        pour la voracité des léopards »

 

 

*

 

01/04 [ennui]

 

Qui est sans cesse par soi-même ennuyé ne s’ennuie jamais. C’est déjà ça.
Mais c’est être son propre enfer : on s’encombre de soi, qui gêne le quotidien.
Certes, ce n’est guère plus que rien : restes de chagrins anciens, bouffées paranoïdes, à-quoi-bons-? maussades. Et les plaies et bosses comiques qu’à se cogner à son hostilité on hérite du « réel ».
On ne saurait pourtant sous-estimer les effets : zéro sérénité, fébrilité exacerbée d’irritation contre autrui (souvent) et soi-même (constamment).
Cette vacuité minablement tourmentée chiffonne. C’est qu’elle fait honte, aussi : si peu digne de ces ennuis auxquels on donnait jadis un sens de forte toxicité (Roland contre Olivier ! Antiochus au désert ! Achille sous sa canadienne !).
Mais on peut en ricaner : rajouter, bouffonnement, une couche de noir sarcastique sur soi-même figé comme un pantin dans la pose doloriste.
L’écriture poétique a cette fonction, souvent — d’homéopathie.
D’ailleurs : quelle autre lui pourrait-on trouver, si on évaluait vraiment ses effets ?

 

*

 

04/04 [une pensée pour les poissons]

 

 

focs spis foils wings avides

de vie en vitesse à ras

les surfaces imbéciles ça

fonce au jardin des Désespérides

 

si tu ne sens pas le grand vide a

mer dessous tant pis c’est plat

comme avant Copernic la terre

pour ton besoin d’oubli la mer

 

entre les lignes ci-dessus

l’aigle non fin poisse l'onde

sans instinct de ciel dis-tu

mais tu sais quoi au vrai de son monde ?

 

*

22/04 [caricatures]

 

François Huglo réagit à une page de Journal qui dit ma « gêne » devant les caricatures Charlie-Hebdo.
Juste ceci :
1/ il y a dans les caricatures de la beauferie (Reiser, Cabu…) une posture de surplomb (voulu malin, auto-pensé lucide, sur-joué connivent). Elle n’est pas loin d’un élitisme méprisant qu’on finirait par trouver assez beauf à son tour. Il y avait de cela dans ce que la gauche intellectuelle a parfois dit des Gilets jaunes.
2/ François écrit : « dès qu’un sublime sort sans son grotesque, c’est pour menacer de mort ». Oui. Mais, sauf à céder sur tout (sur lhumanité elle-même), il faut affirmer aussi l’inverse : « dès qu’un grotesque sort sans son sublime, il travaille pour la mort ».
3/ émettre des réserves sur telles caricatures n’implique évidemment pas qu’on en accepte la moindre censure.
4/ ma réserve ne vient pas du rationnel : je note une gêne subjective. Sans l’expliquer vraiment. Je sais que je ne suis pas le seul à la ressentir. Cette sensation commune m’a rapproché de Surya, par exemple. Et d’Hubert Lucot, qui en a tiré des interprétations éthiques et des conséquences politiques plus affirmatives que moi — et bien plus colériques (dans La Conscience, POL, 2016, p. 241 et ssq).

 

 

*

 

24/04 [ jour moche à la pointe]

 

paraît que sous fucus via loupe

de masque engluée de soupe

s’inhale au tuba la chtouille

du crabe obèse en vadrouille

 

ppfftt ppfftt les petits jets

ras la dislocation des grès !

 

ainsi lèchent sur des parquets

nos semelles feutrées les pets

de vies faibles en qualité d’âme

ah méditons que bientôt la lame !

 

passer via ça au non-être tente

mais svp un peu d’attente

dans la demeure de comme a

dit le penseur l’être à

s’asticoter les pudenda

 

oui ne pas être eût mieux valu

mais vu que t’es fais profil bas 

l’ignoble trou gargouille en bas

descends jamais de ton talus 

 

*

 

26/04 [faire monde]

 

Eric Clémens : « ta passion de la peinture, je ne la partage plus, sauf exception, parce que le label stylistique ne me suffit pas… Ils ne font pas monde — le disant je renvoie à leur singularité autocentrée, à peine ouverte au dit monde par le geste ou la couleur, mais sans signifier… La résistance au nihilisme, aux figures chrétiennes, bourgeoises, consommatrices ne suffit pas… Les haricots de Viallat finissent en coloriages d’une ligne perdue de Matisse qui, elle, s’accrochait au réel des corps, de leurs formes pleines, sensuellement pleines, de couleur… »
La peinture, moi, m’exalte toujours, me fait penser et parler (voire bavasser). Plus que tout (plus que les livres, par exemple).
Mais je retourne de plus en plus à la peinture « ancienne » (ou vers ce qui, des modernes, en relève les défis — dont la figure, l’histoire, la scène…).
Bien des « contemporains » ne semblent pas faire monde, en effet : n’imposent qu’un label formel, presque un logo.
Mais voilà : de ce qui fait monde, on ne sait que peu (hors la sensation subjective que quelque chose, du monde, manque, dans la régulation du label qui singularise un style). Parce que le monde n’affleure pas, dans les œuvres, que comme dessin (figures d’un dehors nommable) et comme scène (compositions narratives). Il advient comme couleurs (à impact sensoriel) et rythmes autonomes : un rythme, n’est-ce pas (au moins) une trace de monde ? Les rythmes peints de Pollock, de Franz Kline, de Twombly (etc.) ne font-ils pas, en soi, « monde » ?

*

 

27/04 [pensée au réveil]

 

Entre des bâillements fatigués d’avance d’avoir à entrer dans une journée nouvelle, cette phrase me sort de je ne sais quel éclair nocturne de lucidité :  « voilà qu’il est temps de ne plus montrer à quel point tu ne comprends plus les signes que fait pour se constituer comme tel le monde où tu continues à vivre sans trop savoir comment t’y prendre. »
Il faudrait la boucler, après ça.
Mais non.
Un peu de café fort et (imprudemment) : « ce n’est rien, j’y suis, j’y suis toujours ».

 

*

 

30/04 [l’emprise]

 

Reportage dans Libération : affaire « d’emprise » au Lycée Henri IV (plainte d’élèves, prof suspendu).
La pédagogie veut rendre charmant un savoir. Aucun ne l’est a priori. Il faut une transaction qui fasse miroiter du charme. Pour contrer la volonté de ne rien savoir du savoir rébarbatif. Pour préparer à ceci, aussi, qui peut faire peur : la vérité surgit souvent comme incurable non-savoir.
Etre un enseignant exige une force de conviction. Et une capacité de séduction. Il faut rendre charmants les contenus qu'on met en mots. D’où un théâtre. Il n’exclut pas le cabotinage. La limite entre rhétorique de conviction (argumentation) et rhétorique de persuasion (charme) n’y est jamais claire. De même la limite entre le charme de la parole et le charme de ce dont elle parle.
Il ne peut pas ne pas arriver que séduise le corps illuminé d’amour pour tel ou tel savoir (donc aisément érotisé)[2]. Et que l’attrait de ce dont il est question s’identifie au corps qui parle et par cette parole rend la question attrayante. D’où, parfois, des effets d’emprise. Il peut arriver qu’ils soient intéressés, cyniques, pervers. Jusqu’à des conséquences criminelles. C’est que (même si réciprocité il y a) la relation est dissymétrique : l’un.e a la maîtrise, le prestige, l’expérience, l’autre pas.
Mais pourquoi en déduire que la faute est a priori (sans enquête) attribuable à l’un.e (ou à l’autre) ? Et que les relations que noue ce banal modèle ne mènent qu’au mal (aux blessures psychologiques et à la culpabilité judiciaire) ? L’attraction (version positive de l’emprise) ne peut-elle pas être une version de l’amour ? Y a-t-il jamais d’amour (éros prédateur ou agapê platonique) qui ne tienne de cette attraction ? Ne peut-il pas en sortir un bien — un bien pour le savoir et pour la reconnaissance du non-savoir ? Un bien pour la vie intellectuelle, affective et sexuelle de ceux qu’elle a aimantés l’un vers l’autre ?
Aujourd’hui, la correction politique et l’obsession de l’inapproprié n’en veulent rien savoir. On en comprend les raisons sociétales. On approuve leur revendication de justice protectrice. Ça ne les dote pour autant d’aucune vérité transcendante (trans-historique). On peut s’inquiéter qu’elles disent perverse chaque ruse du désir, qu’elles ignorent la dimension libidinale de tout appétit de savoir, qu’elles fantasment une pureté désincarnée du lien pédagogique, qu’elles n’aient de lois morales que celles d’un puritanisme vindicatif et que le ressentiment les porte à la précipitation punitive. Et on craint forcément la cigüe pour Socrate.

 

 

 



[1] Bœuf exemplaire : le Brichot de Proust.

[2] C’est cette lumière qui illumine le corps contrefait du vieux Socrate et séduit le jeune Alcibiade.